Un peu tort

Un peu tort

Ceci est un temps de culpabilité disparue. Un temps où zoom n’arbore plus le panache héroïque des altruistes mais diffuse simplement les relents lents de l’abandon. Un temps où l’on fait semblant. Semblant d’y croire, semblant de laver ses masques comme il faut, semblant de parler de bulles. On s’y tient quand même au dehors, le dehors est tenu, maintenu, vendu, on s’y tient on respire doucement on évite de craquer dans la rue on fait des entretiens à distance et on s’aime à l’aveugle.

C’est un temps qui n’attend plus. Les portes sont fermées et puis voilà, les portes sont fermées. Pas de date d’ouverture. On a oublié celle de fermeture. Fermé fermé voilà c’est fermé ça a toujours été fermé ça sera toujours fermé et au milieu de tout ça ; tenir, maintenir, vendre – sa peau sa bouche ses heures ses envies. On a le droit d’être fatiguée. Si tant est qu’on ne l’est pas, on a le droit alors de travailler jusqu’à être fatiguée. C’est à peu près tout. Il ne s’agit plus de cette aura historique, de ce qu’on racontera plus tard, quand ce ne sera qu’un souvenir, il ne s’agit plus de tenir encore un peu bon jusqu’à se retrouver, il s’agit d’oublier l’avant et de ne pas imaginer l’après. Tenir, maintenir, vendre, heure par heure. Jusqu’à la nuit, qui n’a plus rien à effacer ni à promettre. Jusqu’au matin, qui n’a plus rien à dessiner ni à détoner.  Bon. Zoom zoom zoom sur nos angoisses zoom zoom zoom sur notre ennui zoom zoom zoom sur notre solitude et si l’on était nées là-dedans on n’aurait probablement jamais imaginé la conjugaison future – pourquoi faire, espérer ? – la belle erreur, espérer – la danse oubliée, espérer – le verre vidé.

On ne peut plus se toucher et je vous jure que je m’y suis tenue un peu, au début, j’ai attendu j’ai restreint j’ai freiné réfréné mes gestes et mes mots et puis là on ne peut plus se toucher et tu sais quoi ? Je me fais un plaisir de racler leur peau avec la mienne. En secret quand même, en secret quand même, le dehors est tenu le dedans lâche, je lache, aujourd’hui c’est demain et c’est insupportable. Voilà, on ne peut plus et je ne veux plus, d’ailleurs. Ça aussi ça a fait faillite, l’envie, je fais semblant, je mime l’envie au dehors et au dedans mais tu sais quoi, on ne peut tellement plus que je ne veux plus que par révolte, que pour me donner l’air de. Je ne dupe plus grand monde, en tout cas certainement pas mon lit qui me regarde les yeux dans les cheveux toutes les nuits, quand je les emmêle à chaque aller-retour entre mon téléphone et mon insomnie.

C’est un temps qui n’attend plus et qui ne veut plus. Abandonnesque. 

C’est un temps où l’on prend le temps d’écrire, quand même. C’est que je dois avoir encore un peu tort quelque part, dans ce que j’ai écrit. Puisque j’écris. 

J’ai un peu tort :

Quand je passe une heure à lire les trois petits cochons avec une gosse qui parle pas bien français, qui m’appelle madame, qui veut courir et dessine en rigolant trop fort un truc qui ressemble vaguement à un pénis, puis qui joue à Qui-est-ce ? en essayant de deviner son propre bonhomme, faut le faire, faut la trouver cette logique-là, bref j’ai un peu tort quand y’a un peu de vie qui grandit, qui apprend, qui danse encore qui veut voir ma tronche sans masque, qui me propose un bout de son biscuit qui refuse de perdre et qui triche encore par plaisir et non pas par peur. 

Quand je passe cinq heures à me saouler à distance avec une personne que j’aime et qui n’est pas là, dans la pièce, mais là-bas, dans sa pièce à elle, avec son alcool à elle et sa voix à elle et qu’après quand même, quand je raccroche, la solitude a un peu perdu. Elle a abattu une carte, elle me dit bien joué elle me sert la main elle me dit à tantôt, repose-toi bien on se recapte bientôt pas de soucis je te lache la grappe pour ce soir. 

Quand je me retrouve sur zoom zoom zoom avec une équipe de rédacteurices et autres titres dont je ne vois même pas la face, la faute au wifi, à discuter d’un journal que je n’ai jamais tenu en main et pour lequel je promets d’écrire. J’ai un peu tort parce que vraiment si c’était un temps où l’on attend plus et où l’on a plus d’envies, ce serait aussi un temps où l’on ne promet plus.

J’ai promis. 

Anna Lits

Illustration de Darya Garegani