Sans Contact – Pensées sur le sujet

Sans Contact – Pensées sur le sujet

Sans contact. 

Plus efficace, plus rapide. Plus besoin de mettre sa carte bancaire dans la machine ; un simple passage suffit. 

Pas besoin d’appuyer sur le bouton de ce distributeur à savon, de ce robinet ; passez votre main devant, tout s’écoule. 

Sans contact. 

Pourquoi se fatiguer à prendre la voiture, le bus, à s’engager dans l’air froid de la nuit, quand il suffit d’envoyer un message à ses amis ? 

Pourquoi devrais-je m’inquiéter d’être seul, alors que j’ai 500 amis sur Facebook ? Je ne suis pas seul. Un simple message, et me voilà entouré d’amis. 

Sans contact. 

Je n’ai pas besoin de m’aventurer dans un bar, de faire des sorties, d’ailleurs, je ne sais pas où aller. Je n’ai qu’à ouvrir Tinder. Je swipe à droite, je swipe à gauche. Quelques échanges banals, pour lesquels je suis heureux de ne pas m’être déplacé. C’est toujours la même chose. Je m’ennuie. Au moins, j’ai des matchs. Je suis beau, je plais. 

Sans contact. 

Amazon est à un clic de souris. J’achète des poids libres pour me sculpter les bras, histoire de paraître à mon avantage sur les photos Tinder. J’achète mon nouvel ordinateur. Sur un autre site, je trouve de nouvelles pompes. Elles me vont bien. Pourquoi donc devrais-je aller dans un magasin, faire la file, perdre mon temps dans les rues ? Mon temps m’est trop précieux. 

Sans contact. 

J’aimerais partir en vacances. Ni une, ni deux, j’ouvre Air BNB. Je réserve. Une chambre, trois nuits, moins de 50 euros. Mes vacances à Budapest sont réservées. 

Sans contact. Mes doigts pianotent sur l’écran. Je te parle, tu me réponds. Quelques smileys, quelques expressions bien senties. Je te plais, tu me plais. J’aime ta photo. Tu aimes les miennes, bien entendu. Elles m’ont coûté un coiffeur, trois tenues et près d’une heure de selfies à travers la ville. Mais encore une fois, comme toujours, après quelques heures, quelques jours, la conversation s’enlise. Je m’ennuie. Ça ne me plaît plus. Je laisse tomber. Je passe à la suivante. 

Mes amis sont en vacances ; ils postent des photos d’orteils sur la plage, de cocktails sur des tables en bambou. Je les envie. J’annule ma réservation Air BNB en Hongrie. Je veux aller au Maroc. Je m’imagine déjà, le cocktail, les soirées, la plage, une fille blonde, aux épaules bronzées, au sourire généreux. Ou une bande d’amis rigolards, avec lesquels danser jusqu’au bout de la nuit. 

Je pianote. Qui veut partir avec moi en vacances ? Je ne peux demander à personne sur Tinder. Sur Facebook, alors. J’ai des amis. 

« Vu. »

Pas de réponse. Enfin, la fameuse icone, les 3 points qui s’activent… Elle me répond. 

« Coucou ! Comment ça va ? » 

Elle prend de mes nouvelles. Je prends des siennes. Malheureusement… 

« Désolée, j’ai déjà des vacances de prévues… Je pars à Paris avec une amie. »

Ah, d’accord. Pas grave. Je réessaye. Avec mes bons potes, cette fois. De toute façon, les vacances avec une fille, c’est la prise de tête assurée au bout de deux jours. 

« Vu. »

Les réponses s’enchaînent. 

« Désolée, j’ai pas les tunes bro… » 

« Tu débarques un peu de nulle part, j’ai pas pris mes congés moi… » 

« Ce sera pas possible pour moi… » 

« Avec le Covid, t’es sûr ? »

« Mais bonnes vacances ! » « Profite ! » « Enjoy et bronze pour moi ! »

Je les imagine soudain, ces vacances. Moi, la plage, le cocktail sur la table en bambou. Je me sens vide, comme pris d’un vertige. Ces vacances sont de mauvaises idées. Je vais m’ennuyer, tout seul comme un glandu, au milieu des familles qui creusent des châteaux de sable. Mieux vaut garder mon argent pour quand ça vaudra vraiment le coup. Quand je partirai avec des potes. 

Ou alors… Je poste un statut sur Facebook. J’y mets des photos alléchantes qui évoquent ma vision, la plage, les cocktails. « Vacances en préparation ! Quelqu’un pour siroter quelques Caïpirinha du 15 au 28 mai à Agadir ? Bon plan Air BNB ! »

Mon téléphone sonne. Je grogne, c’est ma mère. Elle ne sait pas m’envoyer un message, comme tout le monde ? Je laisse sonner. Je n’ai pas envie de lui parler. Avec elle, ce sont toujours les mêmes questions… « Comment ça va mon lapin… Et le boulot, ça va… Et les amours… ». Elle a probablement vu mon post et va me cuisiner. Avec qui j’y vais, pourquoi Agadir… Je ne comprends même pas pourquoi elle se fatigue. 

Ma pause de midi est terminée. Exit, les vacances à Marrakech… Retour au boulot. 

Une réunion sur Teams prend une éternité. Quelques blagues fusent, le chat d’une collègue fait une apparition à l’écran. Nous papotons sur le lancement de la prochaine campagne Google Ads d’un papier WC Moltonel. On m’interroge sur mes résultats, mes analyses sont-elles bien correctes ? Je mets mon masque de pro, je souris, je rassure. Mon N+1 approuve. 

Le marketing digital, ça craint. Je passe ma journée à remplir des tableurs et à analyser des données. Les gens ne sont que des nombres, des « datas », qu’on compile, qu’on range, pour savoir quoi leur proposer, ce qu’ils veulent. Pourquoi leur demander, quand leur comportement sur le net est beaucoup plus révélateur ?  

Heureusement, comme je suis toujours sur mon ordinateur, je peux passer d’une page à l’autre, sur Amazon, Facebook, Netflix… Au final, j’ai trouvé le bon plan. Je plains les autres, ces gens qui bossent dans l’Horeca, dans les hôpitaux, dans l’associatif… 

17 heures. 

J’enfile mon masque. Je dois aller à la pharmacie, puis au supermarché. Devant la pharmacie, une file d’un kilomètre. Je passe mon chemin. Je peux bien me passer de vaccin. 

Je perds encore un temps fou à faire les courses. Qu’est-ce que c’est lent… Les gens se regardent d’un air soupçonneux par-dessus leur masque, certains le portent de travers, leur nez paraît énorme et bulbeux, jaillissant d’une toile bleue ou d’un tissu multicolore, presque devenu un accessoire de mode. 

L’important, c’est de terminer le plus vite possible cette tâche ingrate, de fuir la lumière des néons, et ce bruit lancinant de bips, bips, bips, et ces enfants qui chialent à la caisse…   

Tout le monde paraît fatigué, pâle, les traits tirés, le teint jauni. Nous nous regardons à la dérobade, personne ne peut fixer personne, c’est impoli. Je regarde les épaules, les dos, les visages, jamais les yeux. 

De retour dans la rue, les bras chargés de courses, je soupire de soulagement. Enfin. J’inhale l’air froid d’octobre, la nuit est déjà tombée. 

Je rentre chez moi, à l’abris, au chaud. En passant dans le hall de mon immeuble, je croise la voisine. Elle s’appelle… Je ne sais plus. Nos yeux se rencontrent brièvement, je marmonne un « bonjour ». Elle me répond d’un hochement de tête, ses yeux se plissent. Elle sourit et ouvre la petite porte de sa boîte aux lettres. 

Mon cœur bat la chamade. J’ouvre la mienne, plus par habitude que par véritable envie. Il n’y a que des factures. Téléphone. Internet, électricité. 

  • « Comment ça va ? » me demande-t-elle de sa voix claire, chantante. 

Les images des vacances ressurgissent. La plage, le sable, le cocktail sur la table face au coucher de soleil. Elle est là, elle aussi. Ses cheveux bruns cascadent sur ses épaules dorées. Elle me sourit. 

Retour à la réalité. Elle attend ma réponse, elle joue avec ses clés. Ses yeux restent plissés. 

  • « Oh, ça va… » je réponds, machinalement. 

On ne peut pas vraiment répondre autre chose, de toute façon. 

  • « Et toi ? » j’ajoute, véritablement intéressé, cette fois. 

J’ai envie qu’elle me réponde autre chose qu’un « ça va ». J’imagine la scène, elle se détend, s’appuie contre les boîtes aux lettres, on commence à parler… Le temps n’a plus d’importance.

  • « Ça va », me répond-elle en hochant la tête, l’air convaincu. « On survit » ajoute-t-elle, et ses yeux se rident plus fort. 

Je m’apprête à ajouter quelque chose (quoi ?), mais déjà elle s’éloigne. Elle ouvre la porte du hall, s’engouffre dans l’escalier et disparaît. Mon cœur a ralenti. Sur sa boîte aux lettres, il y a deux noms. C’est la première fois que je le remarque. J’ai un goût amer dans la bouche, mon masque m’étouffe. 

Je monte rapidement les marches. Mes bras me brûlent et de dépose mes courses. J’enlève mon masque. La porte de l’appartement se ferme. Je range mes provisions, j’enfourne une pizza. 

Mon appartement sent bon le pepperoni. J’allume la télévision, j’ouvre Netflix, je tripote machinalement mon téléphone. Aucune notification. Aucun message. 

Je regarde une série au hasard, histoire d’occuper ma soirée. J’engloutis ma pizza, je la fais passer avec un peu de coca. 

Mon téléphone reste silencieux. Le frigidaire m’appelle. J’y trouve un pot de glace, que je termine, un œil sur l’écran de la télévision, l’autre sur mon téléphone. 

Mon cœur bondit quand ce dernier s’illumine. Une notification ! Je lâche ma cuillère. 

Oh, c’est un match Tinder… J’échange quelques banalités avec Zazie, 26 ans, journaliste. Au bout d’un moment, elle cesse de me répondre. Tant mieux, je n’ai pas grand-chose à dire. 

Mon téléphone m’indique qu’il est minuit. J’ouvre Facebook une dernière fois. Mon post est resté sans réponse. Je me sens humilié face à ces silences. Mais je les comprends ; moi non plus, je n’aurais pas répondu. 

Après une brève hésitation, j’enlève le post. Ce n’est pas le genre de trucs que je veux laisser traîner sur mon profil. Ça fait naze et désespéré. Je retourne sur Air BNB. J’annule ma réservation. C’était une idée nulle. 

Exit la fille, la plage, le soleil. 

Il est minuit passé et la fatigue me brûle les yeux. La fenêtre qui donne sur la rue n’est qu’un rectangle noir et silencieux. Je m’enveloppe dans ma couverture, sur le divan. Les seuls éclairages sont ceux de la télévision, muette mais allumée, et l’écran de mon téléphone. Je fais défiler Facebook, Instagram. Mes paupières sont lourdes. J’ai froid malgré la couverture. 

Je ferme les yeux. Ils sont là. L’été, le sable, les vagues qui s’épuisent sur la plage sans jamais la noyer. 

Je suis en vacances. Je suis au soleil. Avec mes amis, nous jouons au volley. Je ne suis pas seul, elle est avec moi. Ses cheveux bruns prennent des nuances rousses au soleil. Je lui offre un cocktail, elle est si jolie. Elle me sourit dans la lumière du soir. Il y a des chants, des rires. Je ne sais pas de quoi nous parlons, mais nous parlons. Longtemps. Le temps n’existe pas ici. Elle me prend la main. Je la serre, je l’imagine si précisément, tiède, accueillante. Je m’y blottis, je m’y réchauffe. Je ne suis plus frigorifié.

Je voudrais que ce rêve ne se termine jamais.

Mathilde Majois

Illustration de Darya Garegani